Par compensations climatiques, on entendait jusqu’à récemment l’idée qu’il était possible de compenser la production d’émissions nocives pour le climat en réduisant des émissions ailleurs (généralement dans des pays à plus bas coûts). Cela implique que ces réductions ne soient pas comptabilisées en deux endroits : désormais, avec l’Accord de Paris, pratiquement tous les pays se sont engagés à atteindre des objectifs climatiques. Lorsqu’une entreprise acquiert des certificats sur le marché volontaire à des fins de compensation [1], ceux-ci ne doivent pas être imputés sur l’objectif du pays dans lequel le projet de protection du climat est mis en œuvre, mais uniquement sur l’objectif de l’acheteur. Cette différenciation ne s’applique pas encore pour le moment, ce qui fait vaciller la logique de compensation.
La qualité des certificats fait également l’objet de critiques. La diminution des émissions résultant des projets de protection du climat est évaluée, et des certificats sont émis pour les réductions indiquées. Leur vente permet de se procurer les moyens financiers pour mettre en œuvre les projets. Si l’impact du projet est correctement évalué, le certificat représente une réduction effective d’émissions. Mais cette évaluation est aussi liée à des incertitudes considérables. swisscleantech avait observé les enjeux s’y rapportant dès 2017 (voir le rapport). Un autre critère de qualité des certificats est le principe de « l’additionnalité » : seules les mesures de réduction qui ont pu être mises en œuvre grâce aux ressources financières supplémentaires provenant de la vente de certificats doivent pouvoir donner lieu à des certificats – une exigence de qualité ambitieuse, mais nécessaire.
Le débat actuel porte principalement sur la qualité des projets forestiers. Quantifier les puits de carbone forestiers est particulièrement complexe car il faut évaluer la quantité et la durée du stockage du CO2 – on se réfère à des hypothèses, par exemple le taux de déforestation futur dans un scénario sans projet. Les porteurs des projets ont une grande liberté dans le choix des hypothèses et des paramètres de calcul, et ils ont souvent tendance à surestimer l’effet réel de puits de carbone. Il existe également des réserves au sujet des projets d’encouragement des énergies renouvelables tels que l’éolien et le photovoltaïque, leurs coûts technologiques ont fortement baissé ces dernières années et les recettes provenant de la vente de certificats sont souvent trop faibles pour entrer en ligne de compte dans la décision d’investissement.
Ces critiques montrent qu’une action est nécessaire et qu’il convient d’établir le bilan des effets de ces projets de protection du climat. Différentes initiatives et instances travaillent à accroître la transparence et la fiabilité des certificats de protection du climat pour le marché volontaire.
Jürg Füssler
Jürg Füssler, directeur d’INFRAS, est depuis 20 ans un expert reconnu du marché des certificats. Il a été longtemps membre du groupe de méthodologie du Conseil exécutif du MDP (Mécanisme de développement propre) de la Convention-Cadre des Nations Unies sur les Changements Climatiques (CCNUCC) et est membre du comité d’experts de l’ICVCM (Integrity Council for the Voluntary Carbon Market). L’ICVCM intervient pour améliorer la qualité des crédits carbone et parvenir à de nouvelles réductions réelles des gaz à effet de serre.
Comment évalues-tu la qualité des certificats qui sont négociés actuellement pour la compensation climatique ?
Jürg Füssler : Il ressort de nos travaux et de nos analyses que la majeure partie des projets présentent aujourd’hui un problème de qualité. Cela signifie qu’un grand nombre de projets surestiment massivement les réductions d’émissions et auraient probablement été mis en œuvre même sans les fonds provenant de la vente de certificats. Nous travaillons également avec l’agence de notation Calyx Global qui essaie de comparer la qualité des projets. Les notations montrent qu’il y a des différences de qualité importantes sur tous les types de projet. Tous les projets forestiers ne sont pas mauvais, mais la plupart d’entre eux se situent plutôt au bas de la fourchette de notation. Néanmoins, certains projets sont bons. Il n’est pas possible de s’appuyer sur un label particulier comme Gold Standard ou Verra : tous les grands labels que nous avons étudiés présentent un nombre important de projets de faible qualité. Parallèlement, la contribution d’un projet à la réalisation des Objectifs de développement durable doit aussi être intégrée dans l’évaluation. Les projets forestiers obtiennent en particulier des résultats relativement bons.
L’une de tes préoccupations est d’améliorer la qualité des projets, quelles sont les actions entreprises dans ce domaine ?
À l’heure actuelle, sur le marché, les acheteurs ne savent plus ce qui est bon et ce qui est mauvais. Avec l’Integrity Council for the Voluntary Carbon Market (ICVCM), des efforts visent à introduire un nouveau label pour les projets qui atteignent la qualité minimale de ce qu’on appelle les Principes Fondamentaux du Carbone (Core Carbon Principles – CCP). D’innombrables types de de projet sont actuellement en cours d’examen. Le label CCP devrait permettre à l’avenir d’identifier facilement les projets de haute qualité. On ne sait cependant pas encore exactement à quel niveau l’ICVCM fixera le critère de qualité.
Pourquoi les certificats sont-ils si critiqués en ce moment ?
Le marché des certificats de CO2 a connu une très forte croissance ces 2-3 dernières années, les entreprises souhaitant de plus en plus s’engager sur des objectifs de réduction, par ex. selon la SBTi. L’opinion publique s’est donc elle aussi intéressée davantage à ce sujet. Auparavant, personne ne s’y intéressait vraiment, on était dans une situation win-win qui profitait autant aux acheteurs (réalisation à bon compte des objectifs climatiques) qu’aux vendeurs (augmentation de leurs revenus), une situation que l’on pouvait également vendre comme étant « verte ».
À ton avis, cela a-t-il encore un sens pour les entreprises de miser sur les certificats ? Et si oui, dans quelles conditions ?
Je pense qu’il y a deux cas dans lesquels cela peut avoir un sens d’acheter des certificats. D’un côté, réduire les émissions dans une entreprise prend du temps. Si une entreprise a réellement fait tous les efforts pour réduire ses émissions et si elle présente un plan montrant comment elle va réduire ses émissions à zéro d’ici 2050, elle peut à mon avis acquérir en plus des certificats pendant une période limitée pour les émissions résiduelles actuelles. Il est important d’acheter des certificats de haute qualité pour des projets qui n’auraient en fait pas été mis en œuvre sans les fonds provenant de la vente de ces certificats (vérifiés par ex. par une bonne agence de notation ou une institution comme l’ICVCM). Ces certificats ne devraient cependant pas être comptés en compensation des émissions de l’entreprise (au sens de « l’offsetting ») mais être considérés comme une contribution à la protection internationale du climat (« contribution claim »), permettant aux pays disposant de moins de ressources financières d’atteindre leurs objectifs climatiques nationaux, voire même de les dépasser. Depuis ces derniers mois, de nombreux fournisseurs de certificats proposent de telles contribution claims. Les entreprises ne peuvent alors plus dire : « nous sommes climatiquement neutres », elles doivent en revanche indiquer honnêtement quels sont leurs propres efforts.
Contribution Claims
Avec l’approche contribution claim, un modèle alternatif aux compensations climatiques a été développé qui permet aux entreprises de promouvoir la protection globale du climat via des contributions financières privées. La différence essentielle par rapport aux compensations climatiques réside dans le fait que les entreprises ne peuvent pas imputer les réductions d’émissions sur leurs propres émissions (et donc également sur leur objectif de « neutralité climatique ») mais qu’elles les déclarent en tant que « contribution au financement climatique » et communiquent en conséquence. Les entreprises assument ainsi une responsabilité climatique et apportent une contribution importante au développement technologique dans les pays dans lesquels les projets de protection du climat sont réalisés – et à la protection du climat en tant qu’enjeu global.
Les exigences de qualité demeurent : il faut donc toujours garantir que le projet n’est réalisé que grâce au financement provenant de la vente de certificats (principe de « l’additionnalité ») et que le calcul des réductions d’émissions et l’évaluation de la contribution au développement durable dans la région où se situe le projet répondent aux standards de qualité les plus élevés.
D’un autre côté, il y aura toujours à l’avenir des émissions difficiles à éliminer. Il sera alors possible de recourir à des technologies de captage – comme par exemple le captage et le stockage du carbone. Pour cela, un marché des certificats serait à mon avis nécessaire afin que la demande pour ces nouvelles technologies coûteuses augmente. Le fait que ces certificats aident à développer de nouvelles technologies pourrait être un argument pour les entreprises qui souhaitent s’engager dès maintenant dans cette voie.
Quelles sont, selon toi, les autres démarches possibles pour les entreprises qui souhaitent prendre des mesures pertinentes pour leurs émissions résiduelles ?
Je soutiens l’approche du WWF qui dit qu’une entreprise doit d’abord faire le bilan de ses émissions et les réduire autant que possible avant de déterminer le coût climatique (social cost of carbon) des émissions résiduelles. Ce coût correspond aux dommages causés par chaque tonne supplémentaire d’émissions de CO2. D’après nos évaluations, il devrait s’élever aujourd’hui à environ 700 CHF par tonne. L’entreprise devrait alors investir dans des contribution claims issus de bons projets de compensation à hauteur des coûts climatiques ainsi estimés. Elle pourrait éventuellement aussi investir dans des technologies d’élimination du CO2 de l’atmosphère ou dans des projets d’adaptation au changement climatique dans des pays en développement.
Que penses-tu de de l’évolution future du marché des certificats ?
À mon avis, la plupart des pays ne pourront plus générer des certificats pour des compensations ou des contribution claims environ à partir de 2030 car tous les pays devront atteindre leurs propres objectifs ; les réductions devront alors être imputées sur leurs objectifs. Il ne restera que les pays les moins développés qui manquent de ressources financières pour la décarbonation. Dans ces pays-là, je pense qu’il existera encore un potentiel pour les contribution claims. Il sera possible ainsi de continuer à aider ces pays à atteindre leurs objectifs. D’un autre côté, les certificats pour l’élimination du CO2 seront aussi importants à l’avenir pour pouvoir compenser la très petite part d’émissions résiduelles, compensation qui sera très coûteuse.
Recommandations de swisscleantech
Les bons projets de protection du climat posent des jalons dans les pays où ils sont mis en œuvre
Les bons projets de protection du climat apportent une contribution globale dans les pays du Sud global pour leur permettre d’atteindre plus rapidement leurs objectifs zéro net. Ils doivent être compris comme un financement climatique et non comme une compensation des émissions des entreprises. Les certificats ne doivent donc pas remplacer les réductions dans la chaîne de valeur des entreprises mais les compléter.
Viser une baisse forte et rapide des émissions
Pour limiter réellement la hausse de la température globale à 1,5°C, les entreprises doivent prendre rapidement des mesures efficaces et de grande ampleur pour baisser les émissions dans l’ensemble de la chaîne de valeur. L’initiative Science-Based Targets (SBTi) apporte un soutien approprié : elle n’autorise les investissements dans des projets de protection du climat qu’en complément de la réalisation par l’entreprise de ses propres objectifs.
Passer de la neutralité climatique aux contribution claims
L’affirmation d’une « neutralité climatique grâce à l’achat de certificats », qui se base sur une logique de compensation, est trompeuse et est mise sous pression du point de vue réglementaire et en termes de concurrence. Cette affirmation est abandonnée par un nombre croissant de fournisseurs de certificats de protection du climat, qui parlent désormais de contribution claims. Cela permet aux entreprises de continuer à communiquer sur l’impact de ces projets qu’elles soutiennent, mais elles ne peuvent plus affirmer ainsi que leurs activités sont climatiquement neutres.
Attention à la qualité
En ce qui concerne les contribution claims, la qualité des projets doit être examinée de la même façon que pour la sélection des certificats issus de projets de protection du climat. Il faut en particulier s’assurer que le calcul de la réduction des émissions est plausible, que les projets favorisent le développement durable dans les pays concernés et qu’ils n’ont effectivement été mis en œuvre que grâce aux flux financiers provenant de la vente des certificats. De bonnes agences de notation ou des initiatives de qualité telles que l’ICVCM peuvent être utiles pour la décision d’achat.
Communication transparente
Les entreprises doivent communiquer de manière transparente sur leur engagement à réduire les émissions et sur les financements complémentaires apportés à des projets de protection du climat. Concernant la communication sur les contribution claims, il faut indiquer clairement que l’entreprise ne compense pas les émissions de sa chaîne de valeur avec les réductions d’émissions liées au projet.
Don’t punish the leaders
Il est important de soutenir tout engagement en faveur d’une décarbonation rapide. Les projets de protection du climat peuvent présenter des insuffisances en termes de qualité et sont en permanence améliorés. Dans la pratique, il s’avère que les entreprises qui achètent des certificats prennent également souvent des mesures importantes afin de réduire leurs propres émissions (Ecosystem Marketplace 2023). Il ne faut donc pas condamner les entreprise qui réduisent de manière ambitieuse leurs émissions et complètent ces mesures par l’achat de certificats. L’enjeu majeur ne réside pas dans les insuffisances de certains projets de protection du climat mais dans l’absence de normes solides et dans le fait que de nombreuses entreprises manquent encore nettement d’ambition pour atteindre leur objectif zéro net.
[1] Des pays peuvent également compenser leurs émissions via des projets climatiques internationaux (marché obligatoire). Ce marché est fortement réglementé et n’est pas traité dans le présent exposé.